vendredi 30 novembre 2012

La crise de la zone euro et les mensonges des dirigeants français


Selon le directeur des études de la banque Natixis, « aujourd’hui, les États et les entreprises arrêtent d’investir et nous allons vers la destruction. Si nous pensons une croissance de long terme, le désendettement se fera tout seul »1. C’est une solution de ce type, une « stratégie de croissance européenne », que promettait le candidat Hollande. Avant d’analyser cette stratégie, revenons d’abord sur les raisons pour lesquelles la production de la zone euro est actuellement inférieure à son niveau d’avant-crise.


Après la sortie de la récession de 2009, des premiers plans d’austérité ont été mis en œuvre dans les pays périphériques. En 2011, les politiques budgétaires restrictives ont été généralisées et représentaient 1,1 point du PIB de la zone. L’austérité a alors provoqué un grand ralentissement. Celui-ci s’est désormais transformé en récession. Le recul du PIB de la zone euro est de 0,5% en 2012 selon l’OFCE, de 0,4% selon la Commission européenne. Entre la récession amorcée fin 2008 et celle qu’elle traverse actuellement, la zone euro a seulement connu neuf trimestres de faible croissance. Selon Eurostat, la formation brute de capital fixe est historiquement basse, elle représente aujourd’hui 18,6% du PIB de la zone contre 21,8% en 2007. 

À l'exception de l'Irlande, aucun pays ne voit son secteur industriel redémarrer. Selon l'enquête PMI réalisée par le cabinet d'études Markit auprès des directeurs d'achat, l'activité de l’industrie allemande est en baisse depuis huit mois. Les exportations germaniques viennent de subir leur plus forte baisse depuis décembre 2011. En France, le secteur industriel s'est contracté au cours de 14 des 15 derniers mois.

Pour quiconque suit un peu l’actualité économique, il était donc pour le moins surprenant de lire le 17 octobre 2012 dans un entretien du président Hollande que « sur la sortie de la crise de la zone euro, nous en sommes près, tout près ». Les termes sont certes un peu plus prudents que ceux qu'avait employés Christine « tout-va-bien » Lagarde en 2008, ou Nicolas « la-crise-est-finie » Sarkozy en mars 2012. La déclaration de François Hollande n'en demeure pas moins mensongère.

Selon les dernières prévisions de l’OFCE, avec une austérité accrue en 2012 et maintenue en 2013, la croissance de la zone euro demeurera négative en 2013 (-0,1%) tandis que celle de l’économie française sera nulle. Le chômage atteindrait, fin 2013, le taux record de 12,1% dans la zone euro (11% en France)2. Les prévisions de la Commission et celles de l’OCDE sont à peine plus optimistes3. Et le ministère allemand des Finances s'attend, selon un communiqué diffusé le 9 novembre, à ce que la première économie de la zone subisse « une dynamique économique remarquablement plus faible pendant la période hivernale ».

Le 27 novembre, François Hollande a pourtant refusé de réviser la prévision officielle de croissance pour 2013 (+0,8%). Et il n'est pas le seul dirigeant français à afficher son optimisme. Dans un entretien accordé le 24 octobre, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, a estimé que dans la zone euro « les conditions d'une sortie de crise sont réunies » et que « nous pouvons espérer qu'en 2013 nous voyions en France la confiance revenir progressivement ». Sans doute avec l'aide de l'austérité ? Si le ministre des Finances, Pierre Moscovici, a salué la publication de la croissance du troisième trimestre (+0,2%) en déclarant que « la France est une économie solide qui a un potentiel de rebond », le seul rebond en vue est en fait celui du chômage. Or, si l'accroissement de cette « armée de réserve industrielle » n'est pas un problème pour le système capitaliste, il peut en devenir un pour des dirigeants politiques qui veulent être réélus. Après une année 2013 très difficile, les bienfaits du « changement » se feront-ils sentir ? Indépendamment de toute considération de justice sociale, la stratégie du gouvernement a-t-elle des chances de fonctionner ?

Trois idées sous-tendent l'optimisme des dirigeants français. 

La première est que 2013 ne laissera pas de traces trop profondes dans la dynamique du capitalisme français car l’effet récessif de l’austérité budgétaire sera partiellement limité par la baisse du taux d’épargne. Les augmentations de la fiscalité toucheraient uniquement « 10% des ménages les plus riches » qui pourraient puiser dans leur épargne pour continuer à consommer. L’Insee estime que « les mesures nouvelles de hausse de prélèvements obligatoires, notamment celles concernant les revenus du capital, affecteraient en grande partie des revenus qui sont en général épargnés à court terme. Les ménages amortiraient ainsi les conséquences sur leurs dépenses de consommation de la baisse de leur pouvoir d’achat au second semestre 2012 en réduisant leur taux d’épargne »4. On peut d’abord objecter qu’en raison de l’incertitude actuelle, la poursuite de la baisse du taux d’épargne observée depuis le deuxième trimestre 2011 n’est pas assurée. En outre, la baisse des dépenses publiques et une petite partie de la hausses d’impôts auront bel et bien un impact sur les revenus des classes populaires, surtout si l’on y ajoute l’effet des mesures Fillon maintenues par Ayrault (gel du point d’indice des fonctionnaires, taxe de 7% sur les mutuelles, financement par les ménages de la réforme de la taxe professionnelle, etc.). Enfin, de nombreux travailleurs perdant leur emploi ne disposent pas d’une épargne importante. D’ailleurs, l’Insee ne conclut pas à une consommation dynamique, celle-ci « résisterait », « ne progresserait pas ».

Si cette première source d’optimisme doit donc être relativisée, les deux autres hypothèses sur lesquelles repose la stratégie des sociaux-démocrates français sont en revanche absolument erronées.

Régler le « cas grec » ?

François Hollande déclarait le 17 octobre que « plus tôt nous sortirons de la crise de la zone euro, c'est-à-dire plus rapidement nous réglerons le cas grec, et plus vite nous parviendrons à financer à des taux raisonnables les dettes des pays bien gérés ». Mais ce soi-disant « cas grec » est-il vraiment en passe d’être réglé ? Et à supposer qu'il le soit, cela suffirait-il à régler la crise de l’euro ? Le président vient de répondre positivement à ces deux questions. Interrogé sur les mauvais chiffres de croissance et de déficits publics publiés par l'OCDE, il a estimé que les décisions du sommet européen du 27 novembre concernant la Grèce allaient avoir une influence décisive : « la résolution de la crise grecque va permettre maintenant de lever tous les doutes sur l'avenir de la zone euro, son intégrité, sa pérennité »5. Cette thèse ne résiste pas à l’analyse concrète de la situation.

La Grèce va entrer dans une sixième année de récession. La demande intérieure s’est effondrée : la consommation des ménages diminue continuellement depuis le deuxième trimestre 2011 et le niveau des ventes de détail a baissé de 24% par rapport à son niveau de 2005, ce qui laisse entrevoir l’ampleur de la catastrophe sociale6. En outre, malgré une chute des importations de 14,9% en 2011 et de l’ordre de 10% en 2012, la balance courante – qui comptabilise les flux de marchandises et de revenus avec l'extérieur - reste aujourd'hui très déficitaire. En effet, le déficit courant qui représentait 10% du PIB en 2010, sera supérieur à 7% du PIB en 2012. Concernant les comptes publics, les recettes fiscales sont inférieures aux prévisions7

Cette situation catastrophique va-t-elle rapidement s’améliorer ? Non, pour deux raisons. La première est politique : la coalition arrivée au pouvoir fin juin n’a pas le début d’une solution alors qu'elle promettait « avec l'aide de Dieu, de tout faire pour sortir le pays de la crise ». Non seulement le Seigneur est aux abonnés absents mais les discussions avec la Troïka n’ont pas permis au gouvernement Samaras de conserver quelque apparence de souveraineté. Le déblocage du prêt de 34 milliards d’euros, qui sera finalement versé le 13 décembre et suivi de 9,7 milliards supplémentaires début 2013, n'est pourtant qu'une péripétie : il ne résout pas les problèmes de fonds, tout en enfonçant un peu plus le pays dans la dépendance et dans la barbarie déflationniste. Selon Der Spiegel, la troïka a exigé les noms et prénoms des 2 000 employés de la fonction publique qui doivent être licenciés d'ici à la fin de l'année. Et si les gains réalisés par les banques centrales nationales et la BCE sur les titres grecs seront rétrocédés au pays, ce sera sur un compte bloqué. Le produit des privatisations grecques sera également versé sur un compte séquestre, comme l’exigeait le ministre de l'Économie allemande, Wolfgang Schäuble.

La troïka est confrontée à une contradiction : en mettant de plus en plus l'État grec sous tutelle, elle fragilise la bourgeoisie locale qui apparaît de plus en plus comme sa marionnette. Le 7 novembre, le Parlement grec a adopté un nouveau plan de mesures d’économies budgétaires. Or, cette loi pluriannuelle qui prévoit 18,1 milliards d'euros d’efforts d’ici 2016 a été adoptée avec une très courte majorité de 153 voix sur 300. Cinq mois après son élection, le gouvernement Samaras a donc vu son soutien parlementaire s'effriter. Le budget 2013 a certes été adopté par une majorité plus large de 167 voix sur 300, mais cela reste inférieur aux 179 sièges dont disposait la coalition fin juin. Selon un sondage publié la veille du déblocage du prêt, seulement 10% des Grecs interrogés affirmaient que ce dernier pourrait sauver le pays. Les sondages les plus récents imputent tous à Syriza, coalition de la gauche radicale, un score supérieur à celui du parti du Premier ministre. Le Pasok poursuit son écroulement en dessous de 10% et les néonazis progressent encore.

La deuxième raison est que la situation financière de la Grèce est loin d’être stabilisée. Avec la restructuration de la dette détenue par les acteurs privés (annoncée fin juillet 2011, actée en octobre 2011 et mise en œuvre en mars 2012), environ 105 milliards d'euros de créances ont été abandonnées. Mais en raison de la dynamique de la crise et de l'effet dépressif des mesures d'austérité, cela n'a pas empêché la dette publique de continuer à s'accroître. Celle-ci est passée de 129% du PIB en 2009 à environ 170% aujourd’hui. Alors que son déficit représente 6,6% du PIB et qu’il ne parviendra pas avant longtemps à émettre de titres de moyen ou long terme, l'État grec est supposé rembourser 53 milliards d'euros aux États européens, 74 milliards au Fonds européen de stabilité financière (FESF), environ 45 milliards à la BCE, 23 milliards au FMI et 62 milliards à des agents privés (essentiellement bancaires).

Cette fiction est en train de se dissiper. Les dettes arrivant à échéance en 2013 représentent plus de 15 milliards d’euros. Pour l’année 2014, elles s’élèvent à 25 milliards d’euros8. En acceptant de repousser de 2014 à 2016 l'objectif d'un excédent budgétaire primaire de 4,5% du PIB, et de 2020 à 2022 celui d’une dette publique à 120 % du PIB, Angela Merkel, qui prépare les élections législatives, voulait faire croire encore quelques mois qu’il n’y aurait pas de nouvelle restructuration touchant cette fois-ci les créanciers publics. À l’inverse, si le FMI refusait ce délai supplémentaire, c’était pour obliger les dirigeants européens à admettre un défaut partiel de l'État grec. Pour éviter cette annonce explosive, l’Eurogroupe a envisagé le 21 novembre des mesures dont la « complexité dépasse l'entendement », selon le ministre des Finances français, Pierre Moscovici.9 Baisse des taux, allongement des délais, moratoire sur une partie des intérêts, etc. Le point essentiel est que ces mesures, finalement adoptées le 27 novembre, amorcent une deuxième restructuration de la dette grecque. Et cette fois, ce sont les créanciers publics qui vont renoncer à une partie de leurs prétentions initiales.

Par ailleurs, les négociations ont mis au jour un fait nouveau : les divergences des dirigeants ont porté sur le timing et les modalités, mais pas sur le principe d'une restructuration. Les secteurs les plus hostiles à cette dernière ont dû faire preuve de pragmatisme. Ainsi le président de la très orthodoxe Banque centrale allemande a-t-il accepté du bout des lèvres le principe d'une décote... jugeant seulement que la mesure était prématurée10. Quant à Rainer Brüderle, qui dirige le groupe parlementaire du FDP (alliés libéraux de Mme Merkel), il a déclaré mardi 27 novembre que « ces mesures sont dangereuses car elles créent un précédent. Mais la Grèce est un cas extrêmement spécial »11. Toujours le mythe du « cas grec » dont on espère qu’il demeure isolé quand tout indique le contraire…

En résumé : la situation sociale de la Grèce est catastrophique, le déficit courant a peu diminué, la dette publique est bien plus élevée et seuls de nouveaux prêts permettront à l'État grec de faire face aux prochaines échéances de remboursement. Après avoir revu à la baisse le taux d'intérêt de 5% qu'ils avaient eux-mêmes exigé de l'État grec, après avoir organisé une restructuration de la dette détenue par les créanciers privés, les dirigeants européens viennent de mettre en place une nouvelle restructuration, mais de la façon la plus lente possible afin de pouvoir exiger la poursuite des politiques d'austérité. Cette logique est absurde. Dans son dernier ouvrage, Michel Aglietta explique que « l’aide à la Grèce doit cesser de prendre la forme de prêts qui ne font qu’accroître l’endettement et enfoncer le pays dans la dépendance sans aucun effet économique positif. Il faut que ce soit des transferts définitifs, dédiés à l’investissement productif, par des fonds structurels européens dont l’usage serait planifié et contrôlé »12. Une telle solution est hautement improbable. Mais avant d'en discuter, rappelons que la crise grecque – qui est loin d'être réglée – ne constitue que la partie émergée de la crise de l'euro. Résoudre cette dernière nécessiterait bien plus que la stabilisation de la situation financière de la Grèce. 

La situation des pays périphériques

« Les doutes sur l'avenir de la zone euro » sont-ils en passe d’être levés ? La résolution de la crise de l’euro suppose la restructuration des dettes mais aussi la résorption des divergences structurelles entre les États. Comme l’explique Michel Husson, depuis la création de l’euro, le coût salarial unitaire varie peu dans les différents pays de la zone, « les salaires réels ont progressé en phase avec la productivité du travail. En revanche, les taux d’inflation très différenciés ont considérablement élargi l’éventail des coûts salariaux unitaires qui définissent la compétitivité-coût de chaque pays »13. Avec la monnaie unique, le rattrapage de croissance des pays périphériques s’est accompagné d’une inflation nettement plus forte qui a alimenté les déficits commerciaux et l’endettement. Or, comme le rappelle Aglietta, « c’est l’accroissement de la dette extérieure totale des pays en déficit courant permanent que les non-résidents doivent financer et que les investisseurs privés ne veulent plus financer »14. Ce problème n’est pas « grec ». Tous les pays périphériques ont une dette extérieure nette (représentant ce que les agents privés et publics d’un pays empruntent à l’extérieur moins ce qu’ils prêtent à l’extérieur) de l’ordre de 100% du PIB, à l'exception de l’Italie où ce ratio est de seulement 25% du PIB15

L’effet des politiques d’austérité sur les recettes fiscales a compromis la réalisation des objectifs que les classes dominantes européennes s’étaient données. La troïka a donc été contrainte d’accorder du temps à l’Espagne, au Portugal et à la Grèce. En outre, dans ces trois pays, la crise économique est désormais liée de façon inextricable à une crise sociale et politique.

En Espagne, prochain pays candidat à un plan de financement européen, le Trésor a bouclé son programme de financement à moyen et long terme pour 2012. Grâce aux annonces de la BCE concernant le nouveau programme OMT, le taux des dernières émissions d'obligations a été inférieur de 200 points de base à son niveau de juillet. De plus, la baisse de l'activité a légèrement décéléré en octobre. Mais alors que le nombre de chômeurs a officiellement augmenté de 473 000 sur les 12 derniers mois et que le taux de chômage dépasse 25%, la Commission européenne estime que le PIB diminuera en 2013 dans la même proportion qu'en 2012 (-1,4%) et que Madrid n'atteindra pas ses objectifs de réduction du déficit budgétaire. Le déficit public devrait atteindre 8 % du PIB cette année et 6 % en 2013 et 2014. La situation sociale est explosive. Alors qu’entre 2007 et 2011, les foyers espagnols ont réduit leurs dépenses de près de 8 %, le relèvement du taux général de TVA, passé de 18 % à 21% le 1er septembre 2012, a réduit un peu plus la demande intérieure. Les ventes de détail se sont effondrées de 10,9% en septembre. Comme le chômage réduit chaque jour la solvabilité des ménages et que la récession provoque la faillite des entreprises, les créances douteuses détenues par les banques continuent d’augmenter. En septembre 2012, elles représentaient 10,7% du total des crédits, contre 0,72% en 2006.

Au Portugal, où l’économie a subi en 2012 sa plus forte contraction (-3%) depuis les années 1970, la crise ravive la lutte des classes. La Cour constitutionnelle ayant interdit la suppression des treizième et quatorzième mois de salaires des fonctionnaires, le gouvernement Coelho a annoncé le 7 septembre une hausse de 7 points des cotisations sociales salariales et une réduction de 5,75 points des cotisations patronales. Cela a provoqué des mobilisations telles que le Premier ministre, désormais surnommé « le Robin des bois des riches », a dû reculer. Mais cette victoire des travailleurs portugais n'a pas empêché le Parlement d'adopter le 31 octobre dernier un budget 2013 accentuant encore l'austérité. Or, les mêmes causes auront les mêmes effets.

Si les pays européens périphériques s'enfoncent dans la crise tandis que ceux du centre stagnent, et que la croissance mondiale décélère, on voit mal comment on serait « près, tout près » d’une sortie de crise. 

Une crise cyclique ?

La troisième idée qui sous-tend le diagnostic optimiste est qu’après la pluie viendra le beau temps. Force est de constater que la stratégie des sociaux-libéraux français repose essentiellement sur cet adage. Lorsque Le Monde a demandé au président français s'il n'avait pas fait preuve de trop d'optimisme, ce dernier a répondu : « Nous sommes à la troisième année de crise. La reprise va arriver, c'est une question de cycle » (01/11/12). Et dans sa première conférence de presse, le 13 novembre, il a eu cette fulgurance : « nous allons sortir à un moment de la crise ». Au début de la Grande Dépression, le président américain Herbert Hoover ne s'exprimait pas différemment. Les dirigeants politiques français pensent que le temps joue en leur faveur et ne semblent pas avoir pris la mesure de cette crise, qui n'est pas de nature cyclique mais structurelle. Voyant ses exigences satisfaites les unes après les autres, et sentant qu’il ne sera pas mis à contribution lorsque la crise ne manquera pas de s’aggraver, le patronat avance ses pions tandis que la population subit chaque jour un peu plus le chômage et les mesures d’austérité. Aujourd’hui 1,92 million de personnes sont privées d’emploi depuis plus d’un an, dont 850 000 depuis plus de deux ans. Pour beaucoup, cela signifie pauvreté, exclusion et repli. Sans espoir d’embauche.

Élu sur la promesse du changement, François Hollande mène une politique libérale dans l’attente d’une reprise cyclique qui permettrait ensuite quelques concessions sociales. Peu importe de savoir s’il est lui-même convaincu par cette perspective, si tel ministre socialiste agit avec cynisme, etc. Comme l’avait bien vu Marx, l’idéologie est à la fois la sincérité d’une illusion et un pouvoir, une mystification calculée. Le fait est que la perspective ici décrite est idéologiquement portée et assumée par la social-démocratie française au pouvoir. Or cette crise n’a rien de cyclique, elle est une crise du capitalisme néolibéral mondial doublée d'une crise de l'hétérogénéité du développement économique dans la zone euro. Dans un débat organisé par l’OFCE sur ses prévisions pour 2013, Michel Aglietta expliquait à juste titre que « si la crise s’étend sur l’ensemble des pays importants du monde, c’est parce qu’il se passe quelque chose qui n’est pas cyclique, qui n’est pas une crise financière traditionnelle avec des chocs boursiers ou des crises de change. Chaque zone du monde rencontre des problèmes structurels qui interfèrent avec les problèmes de la zone euro qui est devenue le foyer de la crise […] La zone euro vit dans un scénario ‘à la japonaise’ qui peut durer des années. S’il y a changement du régime de croissance, il n’y aura pas retour du passé pour ce qui concerne la consommation (maintien du niveau de vie par l’endettement), la finance, etc. »16

Cette analyse, qui rejoint celle de nombreux économistes hétérodoxes, est intéressante. En revanche, l’explication de l’impuissance des classes dominantes européennes avancée par Aglietta est peu convaincante : « rien n’est prévu dans ce domaine, car les politiciens d’aujourd’hui sont loin d’avoir la stature et la visée stratégique des hommes d'État de l’après-guerre »17. Une telle interprétation surestime le rôle des individus dans l’histoire.

Le fédéralisme difficile

En réalité, si une telle issue est hautement improbable c’est d’une part en raison de l’ampleur des transferts nécessaires et d’autre part de l’absence de capital européen unifié.

On peut calculer pour chaque pays de la zone euro le taux de change qui aurait assuré une balance courante soutenable, déterminée par des variables structurelles. En suivant un tel raisonnement, trois économistes ont établi qu’en moyenne « depuis 2005, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande ont été sous-évalués de 13% alors que la Grèce, le Portugal, l’Espagne et la France ont été surévalués de 23% »18. On peut alors considérer la sous-évaluation pratiquée par les pays du centre comme équivalente à une combinaison de taxes sur les importations et de subventions à l’exportation. Ce néomercantilisme a engendré des transferts implicites « estimés, en moyenne par an de l’ordre de 5% à 6% du PIB de chaque zone en faveur du Nord et au détriment du Sud depuis les années 2000 » (ibid., p. 29). Lorsque le désajustement était maximal, on constatait « des surcoûts équivalents à 14% du PIB pour les pays du Sud en 2008 tandis que les pays du Nord bénéficiaient d’une situation inverse avec des réductions de leurs coûts équivalentes à un transfert de l’ordre de 10% de leur PIB » (ibid., p. 15). 

Pour qu’un mécanisme budgétaire compense ces énormes transferts implicites, il aurait fallu un budget fédéral digne de ce nom. Aucun dirigeant européen n’a défendu une telle perspective lors du sommet du 22 novembre sur le budget 2014-2020. Les débats consistaient à savoir s’il fallait maintenir ou réduire un budget européen… qui ne représente aujourd’hui que 1% du PIB de la zone ! Les crédits ne font que reporter les problèmes. Éviter l’éclatement de la zone nécessiterait des transferts, sous la double forme d’investissement fédéraux et d’annulation de dettes. Or le budget européen est verrouillé et la restructuration, engagée le plus lentement possible, risque de faire remonter les taux d’intérêts. Il faudrait alors garantir la possibilité d’un financement des déficits publics à un faible taux d’intérêt (directement par la BCE et/ou par l’émission de titres souverains non négociables et/ou par l’émission de titres souverains négociables mais garantis par la BCE). 

Cela semble hors de portée d’une assemblée de fondés de pouvoir d’intérêts capitalistes structurés par l’enchevêtrement de logiques nationales et mondiales plutôt qu’européennes. Historiquement, c’est par un lent processus que « la classe bourgeoise se forma à partir des nombreuses bourgeoisies locales des diverses villes », cela engendra à la fois une concurrence internationale et à l'intérieur des nations, « enfin, tandis que la bourgeoisie de chaque nation conserve des intérêts nationaux particuliers, la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie »19. Or c’est seulement après ce processus, et non pendant sa dernière phase comme aux États-Unis, que s’est constitué le marché unique européen. C’est l’une des raisons pour lesquelles une fédération européenne capitaliste est assez difficile.

Philippe Légé

2Revue de l’OFCE, « Zone euro : l’austérité pour tous, tous pour l’austérité ? Perspectives 2012-2013 pour l’économie européenne », URL : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/documents/prev/prev1012/ze181012.pdf

3 Selon les prévisions publiées par la Commission le 13 novembre, en 2013 le PIB de la zone euro augmenterait de 0,1% et celui de la France de 0,4%. Dans les prévisions publiées par l’OCDE le 27 novembre, ces taux sont respectivement de -0,1% et +0,3%.

4 INSEE, Point de conjoncture, octobre 2012. URL : http://www.insee.fr/fr/indicateurs/analys_conj/archives/octobre_2012_ve.pdf
 
6 Jacques Sapir, « Grèce: un crime se commet sous nos yeux », billet publié sur le carnet Russeurope le 14/11/2012, URL: http://russeurope.hypotheses.org/490 Sur ce sujet, lire aussi : Charles-André Udry, « Grèce : chambardement socio-politique », URL : http://alencontre.org/europe/grece-chambardement-socio-politique-ii.html

7 Les recettes déclinent depuis de le début de la crise. En 2011, elles étaient d’environ 88 milliards d’euros, contre près de 95 milliards en 2008. Du fait de la chute de la production, le ratio recettes / PIB a néanmoins très légèrement augmenté.

8 Source : Céline Antonin, « Fiche pays. La tragédie grecque se poursuit », URL : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/documents/prev/prev1012/fp11.pdf

12 Michel Aglietta (2012), Zone euro. Eclatement ou fédération, Paris : Michalon, p. 71.

13 Michel Husson, « Economie politique du système euro », Inprecor, n°585/586, aout-septembre 2012. URL : http://hussonet.free.fr/eceuroinp.pdf

14 Aglietta, op. cit. p. 80.

15 Lire à ce sujet le Flash Economie Natixis n°398, URL : http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=64309 Pour des précisions techniques sur la différence entre la dette extérieure et la position extérieure d’un pays, lire: http://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/archipel/publications/bdf_bm/etudes_bdf_bm/bdf_bm_109_etu_1.pdf

16 « Débat sur les perspectives économiques à court terme du 18 octobre 2012 », Revue de l’OFCE, Prévisions 125 (2012), p. 256. URL : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/documents/prev/prev1012/debat181012.pdf
 
17 Aglietta, op. cit. p.71.

18 V. Duwicquet, J. Mazier et J. Saadaoui, « Désajustement de change, fédéralisme budgétaire et redistribution : comment s’ajuster en union budgétaire », CEPN Working Paper. URL : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/74/61/58/PDF/umadjust_cepn_wp.pdf
 
19 K. Marx et F. Engels (1845), L'idéologie allemande, Paris : Editions Sociales, 1966, p. 88 et 103.

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