Arnaud Montebourg est un pitre.
Surfant sur les nostalgies du mouvement syndical, notamment dans
l’industrie, il reprend sous forme dorénavant caricaturale ce qu’était
le mot d’ordre stalino-patriotique du PCF dans les années 80 du
« produisons français ». La Une du magazine Le Parisien, sur laquelle il
se présente en marinière, portant un blender Moulinex et une montre
Michel Herbelin en est l’illustration.
Les temps modernes
Reprenons depuis le début… La
mondialisation n’est pas en premier lieu un mécanisme d’exacerbation de
la concurrence entre Etats-nations. C’est d’abord un mécanisme
d’universalisation de la concurrence entre multinationales, dorénavant
actives sur l’ensemble de la planète, opérationnellement et
industriellement organisées en sous-régions continentales et développant
des stratégies mondiales sous l’œil vigilant des marchés financiers
eux-mêmes mondialisés.
Autant dire que s’il y a encore un
certain nombre de produits qui restent « locaux » (notamment dans
l’agro-alimentaires, les loisirs), un nombre croissant de biens de
consommation, de services industriels et de produits intermédiaires sont
d’ores et déjà des marchandises dont le prix de revient et donc les
prix de cession de l’amont vers l’aval de la chaîne sont des prix
« monde ». Des prix dont les mécanismes de formation marquent le
décloisonnement complet de la circulation des biens d’un continent à un
autre.
Ce processus est très ancien mais s’est
accéléré au début des années 70. Rappelons-nous par exemple le début de
la crise de l’horlogerie traditionnelle en 1969 quand la marque Kelton
lance le slogan « vous vous changez, changez de Kelton »,
impliquant que pour être « dans le vent » on ne doit plus simplement
disposer d’une très classique montre plaquée or avec trotteuse mais de
plusieurs montres (moins chères et moins classiques). Changer sa Kelton en fonction de son activité, du moment ou de sa tenue. La
montre ne « devait » plus être le cadeau pour la communion ou pour le
brevet, elle se revendiquait dorénavant comme plus « fun » et plus
banale à la fois. Le marché de l’horlogerie tentait ainsi sa relance en
changeant de modèle économique. Le même processus se développa peu après
dans le prêt-à-porter. Les années 70 virent arriver les premières
chaînes (Benetton) et certains supermarchés firent leurs premières
tentatives de ventes de textile. La boutique Homme-Femme-Enfant du coin
de la rue amorçait sa dégringolade.
Comment interpréter ce mouvement de
fond ? Disons qu’il a été l’une des composantes de la fin des 30
glorieuses : certains marchés de masse qui avaient nourri la croissance
(en l’occurrence celle des marchés nationaux et des industries
nationales) devenaient matures. Dit autrement : la demande solvable
était dorénavant équipée et ces marchés devenaient progressivement de
simples marchés de remplacement. Sans solution, la stagnation
s’annonçait pour ces branches. L’idée est alors assez simple : baisser
les prix, augmenter la rotation, faire croître les volumes. Faire en
sorte qu’un écolier de dix ans ait lui aussi sa montre, qu’un tee-shirt
devienne progressivement le vêtement d’une simple saison, que la mode se
renouvelle de plus en plus vite, bien plus que les traditionnelles
saisons été/hiver, etc. Il leur fallait recomposer le mix prix/volumes,
baisser les premiers pour hausser les seconds !
En un quart de siècle ce mouvement
donnera naissance à des Zara ou H&M (après être passé par Kookaï,
Naf-Naf, encore trop localisés) changeant leurs vitrines des dizaines de
fois dans l’année, rénovant leurs produits d’appel en permanence et
dont la chaine de production est totalement mondialisée. Non seulement
ce changement de paradigme constitue la réponse à un marché devenu
mature mais la crise, la montée de la pauvreté ainsi que l’évolution de
la structure des dépenses de ménages réduisent encore les budgets
habillement et permettent parallèlement la croissance du textile en
grande surface alimentaire (Carrefour, Leclerc…), le discount (Tati,
Fabio Lucci) ou le hard-discount sur les marchés forains – textile
asiatique à 100% favorisé par le fin des quotas d’importation. A l’étape
actuelle, la nouvelle offensive porte sur l’e-commerce, ce media ayant
l’avantage d’abaisser fortement le coût marginal de l’article vendu. Il
s’en suit de nouveaux arbitrages entre investissement dans des boutiques
et ou dans le portail internet.
Il y a donc au départ un changement
volontaire de modèle économique, à l’initiative des plus malins de ces
secteurs, afin de prendre des parts de marché et de réaliser plus
surement des profits. Mais pour abaisser les prix il faut nécessairement
produire ici en Tunisie ou à l’Ile Maurice, là à Singapour ou au
Bangladesh et maintenant en Chine ou au Vietnam, demain ailleurs. La
délocalisation est le produit direct d’une stratégie marchande répondant
à la saturation de certains marchés. L’augmentation du pouvoir d’achat
des ménages et donc possiblement des prix de vente n’était pas la
réponse durable souhaitable et surtout possible pour ces branches. Au
contraire, il fallait abaisser les prix, modifier structurellement
l’offre pour changer durablement la demande. Du coup les leaders
d’aujourd’hui n’existaient même pas il y a vingt ans.
Une réponse devenue universelle
La réponse à chaque crise de marché
spécifique s’apparente à ce que je viens de décrire. L’industrie
automobile européenne, par exemple, n’y a pas échappé : rotation des
modèles de plus en plus courte, lancement de modèle low-cost
(prix/volumes), déportation de la sous-traitance vers des pays moins
disant socialement et fiscalement, construction de plateformes en
Turquie ou au Maroc (usines à vocation éminemment européennes).
Dans tous les cas les grands fournisseurs
amont subissent à leur tour ces chocs : les fabricants de tissu, les
cuirs et peaux pour le textile, la plasturgie, la sidérurgie pour
l’automobile.
La mondialisation est donc –aussi – un
acte volontaire de grandes firmes cherchant à répondre à l’évolution de
leurs marchés traditionnels, entre maturité objective et plafonnement
conjoncturel due à la crise. Leur chance a été qu’au moment où ce
problème leur était posé, d’immenses marchés se soient brutalement
ouverts à elle en Europe centrale, Russie et Chine. Bel appel d’air et
nouveaux débouchés pour les capitaux. Cela permettait aussi d’un peu
déshabiller Pierre pour habiller Paul c’est-à-dire de siphonner les
résultats ouest européens pour aller investir en Europe de l’Est, en
Asie et ailleurs.
De tout cela, j’insiste, il ressort une
donnée objective, structurante : à moins de revenir à un protectionnisme
national très tatillon, nous sommes confrontés à une mondialisation
d’un nombre croissant de productions (que l’augmentation de salaires
chinois ne ralentira pas si ce n’est au profit de nouveaux pays
pauvres).
Ce mouvement général s’est mené en osmose
avec la finance. La planète étant devenue sans frontière, la taille
critique pour jouer dans la cours des grands nécessite d’être dans le
petit peloton de tête sur au moins trois continents. Fusions et
absorptions sont de règle pour capter ces parts de marché, se
spécialiser (le fameux « nous recentrer sur notre métier » !) et
renforcer son pouvoir de marché monopolistique, notamment sur des
activités amont afin d’imposer ses prix de vente.
Mittal n’a pas dérogé à ce mouvement des
années 2000, en se lançant dans une profusion de rachats tous azimuts
dont celui d’Arcelor en 2006. Le tout adoubé par Goldman Sachs ! C’est
la belle époque des emprunts pas chers et des banques « généreuses » qui
pensaient qu’elles en avaient encore pour mille ans de jackpot.
Résultat, alors que la demande mondiale
fléchit, notamment européenne et que le maillage industriel
d’ArcelorMittal est loin d’être optimisé au regard de ses propres
intérêts, le groupe se retrouve aujourd’hui avec une montagne
d’endettement quasi catastrophique.
Arnaud le flamboyant
Arnaud
Montebourg se moque bien de tout cela. Pensez donc, l’important
n’est-il pas de faire du buzz et des effets patriotiques devant les
ouvriers. Premier indice : sur la Une du Parisien le ministre porte une
marinière Armor-Lux manches longues qui se vend entre 45 et 58 euros, un
Blender Moulinex dont le prix est de 190 euros chez Darty et une montre
Newport Yacht Club Black de chez Herbelin au modeste prix de à 750
euros. Ben voyons, achetez français ! Dans un pays où le salaire mensuel
médian est inférieur à 1.700 euros net, il faut un certain toupet pour
croire à une ruée populaire vers des produits de ce prix (même si la
marinière Armor a eu un certain succès au début). Peut-être que la
marinière de chez Carrefour fera l’affaire, que le blender à moitié prix
en début de rayon aussi et que la montre à 40 euros pas si moche que ça
suffira ? Mais c’est vrai, hélas, que tout cela est importé, pauvre
Monsieur Montebourg ! Pire même, le « made in France n’exige que deux
conditions, que le produit ait été conçu et terminé en France. La
fameuse montre par exemple est-elle bien française » alors que son
mouvement à quartz vient de Suisse (Manufacture Ronda) ainsi que son
cadran et son verre ? Et le reste ?
La nationalisation comme panacée ?
L’idée de la nationalisation est plus
sérieuse mais elle peut néanmoins se heurter, elle aussi, à la dure
réalité de la mondialisation financière. S’il est bien d’avoir cette
idée en tête sur le plan revendicatif, il faut aussi en connaître les
obstacles possibles, cas par cas, et s’assurer que les conditions
existent pour en faire un vrai slogan de masse efficace et crédible. Ce
qui n’était pas le cas pour Florange.
Les grandes firmes sont aujourd’hui
organisées au niveau planétaire pour ce qui est de leur recherche, de
leur production, de leurs finances, de leur marketing, de leurs
transports. Les systèmes d’information interne et l’organisation de
leurs marchés sont centralisés, toujours au niveau continental si ce
n’est mondial. Les vrais directeurs industriels ne sont plus
« français », « allemands » ou « italiens », ils sont soit de rang
européen soit de rang mondial. L’allocation des investissements et des
charges de travail se fait à cette échelle selon des cercles
concentriques tenant compte de divers avantages et pouvant, pour le
marché européen, aller jusque dans les émirats pour une raffinerie Total
ou jusqu’à Tanger pour Renault. Du coup, ces intégrations industrielles
transnationales posent de sérieux problèmes de stratégie syndicale et
politique, et interrogent sur le périmètre immédiatement nécessaire
d’une transition post-capitaliste. Mais laissons cela pour l’heure.
Le premier problème est celui des
différentes dépendances pesant sur chaque unité de production. Celles-ci
ne détiennent généralement ni les brevets, ni les marques, ni le
portefeuille clients et pas même la trésorerie qui remonte immédiatement
au niveau du groupe. Leurs coûts de production incorporent des achats
(matières premières, outillage) qui sont négociés au niveau monde par le
groupe lui-même pour obtenir des prix qui tiennent compte évidemment
des volumes demandés. Sortir du groupe c’est instantanément payer plus
cher du fait de la réduction de son pouvoir de négociation. Enfin, les
sites sont rarement indépendants des autres sites du groupe ; ils
réalisent ou achètent une part de production captive intra-groupe. Le
périmètre de nationalisation ou même d’expropriation est donc devenu un
problème complexe. Nationaliser Thomson dans les années 80 et
nationaliser PSA aujourd’hui sont deux choses qualitativement
différentes. Et nationaliser Florange pose ce type de problèmes dès lors
que nous n’aurions pas les leviers pour mettre la main sur les brevets,
les marques, une partie des clients, les cessions intra-groupes. Alors
lorsque l’on est ministre du gouvernement PS et que l’on sait
pertinemment qu’on a de toute manière ni la solution ni la volonté pour
tout cela on ne vient pas chauffer les salles en racontant de tels
bobards.
J’ajoute un
dernier point. Celui de la surcapacité productive. Il est évidemment
normal de ne pas croire au pied de la lettre ce que raconte une
direction à ce propos. Mais, la crise actuelle n’est pas un simple effet
conjoncturel. Quand Angela Merkel concède qu’il faudra une décennie
pour sortir de cette crise, il y a de quoi y regarder de plus près sur
les plans de charge et les carnets de commandes de l’entreprise dans
laquelle on travaille. Quand on estime que le chômage de masse peut
encore croître dans les cinq prochaines années au minium et que la
protection sociale va continuer à se dégrader, il y a de quoi
s’interroger sur la chiffre d’affaires à venir de son entreprise
commerciale que ce soit de la vente de meubles, de vêtements ou un
concessionnaire automobile. La demande dans les pays industriels
fléchit, même en Allemagne, sans doute de manière durable. Soit la
situation politique et sociale change brutalement ouvrant des solutions
radicalement alternatives de croissance soit cette crise va se
poursuivre. Or « nationaliser » c’est aussi nationaliser un compte de
résultat avec à l’arrivée un chiffre éventuellement négatif en bas.
Nationaliser des pertes est possible à la condition que ce soit de très
courte durée, à condition d’être entré dans une transition systémique
permettant d’annuler des dettes, de redéfinir les demandes, donc les
besoins et… à condition de ne plus avoir pour seule obsession la seule «
entreprise France » (Sarkozy).
L’Europe et encore l’Europe
Car, les solutions « nationales » n’ont
dorénavant plus de sens pour un grand nombre de secteurs économiques.
S’il faut bien « défendre » et développer l’industrie - car elle reste
la source principale des gains de productivité qui peuvent profiter à
toute la collectivité - il faut aujourd’hui nécessairement avoir une
politique industrielle à l’échelle de l’Europe, une Europe soucieuse du
développement de tous ses territoires, économe en moyens et capable
d’arbitrer entre économie d’échelle par la centralisation d’une
production et effets carbone des distances de livraison.
A partir de là, nous serions à même de
gérer une transition qui permettrait de nouvelles spécialisations, une
baisse des prix de revient par simple effet d’économie de moyens et de
rationalité, une plus grande efficacité de la recherche... Certaines
branches poursuivraient leur déclin à coup sûr, d’autres se
développeraient pour toute une période. Socialement, la mobilité
professionnelle ne serait plus laissée à la violence des plans de
licenciements mais par un système de fonds et de péréquation entre
branches, alimenté selon la taille des entreprises, assurant aux
salariés le maintien complet de leurs salaires accompagné de formations
lourdes jusqu’à un reclassement digne de ce nom. Oui, les emplois
industriels diminueront sous l’effet des progrès technologiques et de la
productivité. Raison de plus pour que le mouvement social se pose la
question des emplois de service, thème aujourd’hui totalement abandonné
au patronat pour qui il ne s’agit que de petits boulots. Or, notre
société a besoin de millions d’emplois de service, avec de la
qualification, stables, socialement utiles notamment au travers d’une
relance des services publics ou par le développement d’autres formes de
mutualisation des besoins. Plutôt que d’offrir des emplois de livreur de
pizza ou de laisser se développer les crèches clandestines faute de
vraies crèches, les idées ne manqueront pas dans la santé, l’éducation,
la justice sans parler des emplois induits dans le BTP, les transports
etc.
Mais ça Arnaud Montebourg ne peut ni le
penser ni le dire car il a beaucoup de casseroles qui lui pendent à la
redingote. Il aurait fallu s’opposer dès le départ à la constitution
d’une Europe du « tous contre tous » et de la concurrence par
le moins disant social. Il fallait s’opposer à une Europe capable
d’imposer (au départ !) une rigoureuse cote d’alerte sur les déficits
publics mais volontairement opposée à la convergence des fiscalités sur
les entreprises, laissant Jersey, Guernesey, Lichtenstein, Monaco mais
aussi la Suisse, le Luxembourg, l’Irlande jouer la carte des holdings
financières et de l’évasion fiscale. Enfin il fallait s’opposer depuis
30 ans à une Europe, actrice majeure des déréglementations sociales.
Arnaud Montebourg qui fut au passage un fervent soutien de Ségolène
Royal avant de jouer les pourfendeurs occasionnels de la mondialisation
n’est en effet pas en mesure d’aller plus loin que quelques formules
démagogiques.
Tout réinventer
Mais le problème reste entier pour le
mouvement social. La défense de l’emploi, la défense de l’outil
industriel, la lutte contre l’arrogance et la violence patronale ne se
suffit plus d’un horizon national. Cette vision des choses est
maintenant largement obsolète dans bien des cas, que ce soit sur Total,
Petroplus, ArcelorMitall ou PSA et autres. L’incommensurable retard pris
par le mouvement syndical européen (il n’y a qu’à voir la pauvreté,
voire l’ambiance de beaucoup de comités d’entreprise européens) se paye
chaque jour. La pauvreté des échanges syndicaux intra-groupe, la
barrière de la langue et des cultures souvent prise comme indépassable
favorisent les manœuvres patronales. Une réponse politique, radicale,
alternative pour une « autre Europe industrielle », impliquant de
nouvelles et fortes contraintes sur les choix capitalistiques et
industriels, indiquant un projet de rupture avec la tyrannie du tout
marché et du tout concurrence permettrait peut-être d’éviter à des
salariés de trop attendre d’un Montebourg, triste faire-valoir d’une
social-démocratie en dérive libérale. Cela permettrait aussi aux plus
conscients de ne pas camper sur des nostalgies industrielles qui n’ont
aucune chance de se re-matérialiser. Il faut donc que nous inventions.
Que ce soit la parole en l’air d’un
ministre socialiste ou que ce soit la quête d’un vraie alternative à ce
système, dans les deux cas la prise en compte des prodigieux changements
survenus dans le fonctionnement du capital et l’organisation des
grandes firmes ne peut être contournée ou ne serait-ce que sous-estimée.
On ne peut plus lancer à la cantonade des « solutions industrielles »
qui nous renvoient à un monde qui n’existe plus. Pour l’heure, l’accord
avancé par le gouvernement concernant Florange nécessiterait un contrôle
gouvernemental et syndical européen et permanent pour en suivre
l’application, voire imposer des améliorations. Une situation de dualité
de pouvoir dans laquelle de fortes contraintes s’imposeraient aux
droits du capital. Le champ de bataille est donc bien définitivement
européen.
Claude GABRIEL