Le 15 juillet 2016, vers 21h, les automobilistes d’Istanbul ont la
surprise de voir des véhicules militaires et des blindés s’avancer dans
les rues de la métropole pour se diriger vers un des deux ponts
enjambant le Bosphore puis y couper la circulation. Vers 21h30, les
habitants d’Ankara voient des avions de chasse de l’armée turque voler à
très basse attitude et entendent les sirènes anti-aériennes de la ville
se déclencher. Les informations circulent vite et dans ce pays qui a
connu 3 prises de pouvoir par l’armée en 55 ans, la population comprend
immédiatement ce dont il s’agit : une tentative de coup d’Etat militaire
est en cours.
Le 16 juillet au matin, à l’heure où ces lignes sont rédigées, les
affrontements sporadiques s’éteignent. Les putschistes n’ont pas encore
été tous arrêtés mais le coup d’Etat est en train d’être liquidé.
L’échec est lamentable bien que sanglant, la presse évoque près de 90 de
morts dont de nombreux policiers.
Pourtant, si nous revenons aux premières heures de la tentative, le
coup semble bien parti. Des blindés circulent dans Istanbul, le siège de
Etat-major est coupé du reste du pays à 22h15, le deuxième pont sur le
Bosphore est bloqué à 22h30, à 23h le bâtiment de la radio-télévision
publique d’Etat est occupé par des militaires, des centres de troupes
d’élite de la police (pro-AKP) commencent à être occupé… Cette marche en
avant a un aspect impressionnant d’autant que cette opération est une
surprise générale : aucune escalade politique entre gouvernement et
armée n’avait préparé le « terrain » à cela, d’autant que la haute
hiérarchie militaire est domestiquée depuis des années. Pourtant, le
premier communiqué des putschistes indiquent que le pouvoir est pris par
« l’Etat-major », ce qui impliquerait la haute hiérarchie.
Les premiers doutes surgissent néanmoins rapidement sur la force de
cette initiative : le gouvernement est libre et s’adresse à la presse
privée (essentiellement pro-gouvernementale) pour dénoncer le coup et la
confrérie Gülen qui se trouverait derrière (au sujet du conflit entre
cette confrérie et l’AKP voir https://www.ensemble-fdg.org/content/turquie-de-la-crise-politique-vers-la-crise-%C3%A9conomique et https://npa2009.org/actualite/turquie-erdogan-purifie-le-regime
). Le président Erdogan, en villégiature à Marmaris, station balnéaire
sur la Méditerranée, n’est manifestement pas détenu par les putschistes.
Les doutes se renforcent à la lecture du communiqué rédigé par les
auteurs du coup sur la radio-télévision publique d’Etat. Son contenu
place l’autorité de l’Etat sous le commandement d’un « Conseil de la
Paix dans la Patrie » (référence à la devise de la république turque
datant de la période de Mustafa Kemal Atatürk « Paix dans la patrie,
paix dans l’univers »), évoque « le rétablissement de l'ordre
constitutionnel, de la démocratie, des libertés, de l'Etat de
droit... », la lutte contre « la corruption et même la trahison, du
gouvernement », la nécessité de « rétablir la République laïque et les
valeurs d’Atatürk », c’est-à-dire le langage général classique d’un coup
d’Etat militaire en Turquie (et qui n’a pas spécialement d’intonation
pro-Gülen). Pourtant, ce communiqué est lu par une speakerine de la
chaîne (qui indiquera l’avoir fait sous la menace d’armes) et non en
présence de l’Etat-major au complet (comme lors du coup d’Etat de 1980),
ni même une partie de l’Etat-major. Aucune figure de la junte
n’apparaît sur les écrans et c’est un signe qu’il n’y a aucune figure
publique ou suffisamment importante de l’armée à présenter.
L’Agence Anatolie (pro-AKP) donne vers 23h l’information que le chef
d’Etat-major est pris en otage par les putschistes. Cette information
semble se confirmer et peut indiquer que les auteurs du coup cherchent
soit à convaincre, soit à soumettre l’Etat-major au nom duquel ils
prétendent avoir agi. Le chef d’Etat-major de la 1ère armée de terre,
puis celui de la marine condamnent les auteurs. La situation
s’éclaircit : c'est un coup d'Etat militaire, mais ce n'est pas un coup
d'Etat de l'armée.
Il semble qu’un commando de militaires ait tenté d’occuper l’hôtel où
se trouve Erdogan et ait été repoussé par des commandos de la police.
Des affrontements se multiplient entre la police et des militaires, une
explosion à la base de police de Gölbasi (près d’Ankara) cause la mort
de 17 policiers. Des hélicoptères militaires aux mains des putschistes
circulent et tirent.
Or, Erdogan est toujours libre… comme l’ensemble des dirigeants
politiques AKP et opposition. Erdogan appelle la population à descendre
dans la rue et annonce se rendre à l’aéroport Atatürk d’Istanbul tenu
par les militaires. Son appel est relayé par les imams dans les
mosquées, des sms reprenant la déclaration d’Erdogan sont diffusés. La
situation est assez confuse et cela marque l’échec du coup d’Etat dont
un succès ne peut reposer que sur un succès net dès les premières
heures.
Un nombre significatif de civils descendent dans la rue contre le
coup d’Etat et montent, facilement, sur les tanks des putschistes, puis
se rendent à l’aéroport Atatürk qui est envahi par une foule dans un
chaos indescriptible. Peu après, c’est le siège de la Radio-Télévision
d’Etat qui est « libéré » des quelques militaires qui s’y trouvent.
Tous les partis présents au Parlement condamnent le coup. Le HDP
(Parti Démocratique des Peuples, jonction du mouvement kurde, de
courants marxistes et de démocrates) et seule force démocratique au
Parlement déclare ainsi :
« La politique démocratique est la seule voie de sortie. Dans
cette période difficile et critique que traverse le Turquie personne,
quelle que soit sa raison ou sa justification ne doit se mettre à la
place de la volonté du peuple.
Le HDP est par principe contre tout genre de coup d'Etat.
La Turquie a urgemment besoin d'une démocratie pluraliste et
respectueuse des libertés, de paix à l'intérieur et à l'extérieur, et de
conformité des valeurs démocratiques universelles et des conventions
internationales.
Nous n'avons pas d'autre choix que de défendre la politique démocratique. »
L’équivalent turc du Medef et B.Obama condamnent la tentative à leur
tour. Tout au long de la nuit, les auteurs du coup rendent les positions
occupées, les soldats présents sur les ponts se rendent. Le chef
d’Etat-major est à son tour libéré. Des sources indiquent que certains
sont lynchés à mort par des manifestants, des vidéos montrent des
militaires égorgés ou décapités sur un pont enjambant le Bosphore.
L’échec est évident mais les affrontements continuent : des
explosions touchent le Parlement turc, le 16 juillet au matin, des
avions de chasse pro-coup d’Etat F-16 tirent sur près du palais
présidentiel et cause des blessés. Il s’agit des soubresauts d’un échec
total.
Vers 7h du matin, l’Agence Anatolie donne des noms au sujet des
instigateurs du coup en désignant le conseiller juridique de
l’Etat-major, le colonel Muharrem Köse, comme cerveau de l’opération
avec une implantation principalement dans la gendarmerie. La presse
annonce que 5 généraux et 29 colonels sont retirés du service… ce qui
est très faible.
Cette tentative apparaît pour ce qu’elle est : une farce
spectaculaire et sanglante mise en œuvre par un groupe d’officiers
isolés, ne disposant d’aucune base significative dans la société (ce qui
n’est pas remis en cause par des démonstrations de sympathie
individuelles sur les réseaux sociaux) et confronté à une opposition
résolue.
Evidemment, l’échec du coup d’Etat est une bonne nouvelle : ses
auteurs ne représentent en rien des forces susceptibles de promouvoir
une quelconque amélioration de la situation. Leur référence à la
« laïcité » (pourtant toujours historiquement inexistante en Turquie
mais c’est un autre sujet) et à la lutte contre la corruption ne doit
pas cacher que c’est avec ce masque que se sont avancés les pouvoirs
antidémocratiques et raciste des militaires turcs, en particulier en
1980. La différence des putschistes de 2016 avec leurs frères ainés de
1980 n’était pas dans leur nature politique mais dans le fait qu’ils
étaient incommensurablement plus faibles et ont dû briser la chaîne de
commandement, affrontant un adversaire bien plus résolu et fort dans un
tout autre contexte national et international. Cette tentative semble
avoir été le cri de désespoir final des débris militaristes nostalgiques
au sein des cadres intermédiaires de l’armée.
La nullité (sanglante) du coup a suscité de nombreux commentaires en
Turquie évoquant la piste d’un « pseudo-coup » orchestré par Erdogan
pour légitimer sa mainmise. L’hypothèse semble improbable : Erdogan n’en
a tout simplement pas besoin mais le fait qu’il se soit généralisé
indique l’incrédulité devant l’absurdité de la démarche de ces
aventuriers sous uniforme et l’existence d’un fort soutien à Erdogan.
L’existence d’une mobilisation populaire contre la tentative est
indéniable… mais tout sauf étonnante. La plupart de ceux descendus dans
la rue sont les soutiens d’Erdogan qui dispose d’une base populaire
solide dont des détachements lui sont dévoués au point de descendre dans
la rue occupée par des chars d’assaut.
Pour autant, il ne faut espérer aucune forme de démocratisation de
cette séquence, au contraire. Il ne faut pas non plus faire le moindre
parallèle avec l’Egypte (si ce n’est que les militaires putschistes ne
sont pas porteurs de démocratie). La nuit du 15 au 16 juillet 2016 n’a
pas été une version « heureuse » de la tentative de renversement du
gouvernement capitaliste-réactionnaire mais élu de Morsi par Sissi
établissant un régime capitaliste aussi mais monstrueusement sanglant,
avec le peuple turc permettant de repousser le coup d’Etat et ouvrant la
piste de la démocratisation par sa mobilisation. Les putschistes turcs
ne sont pas l’armée mais un petit groupe en son sein et Erdogan n’est
pas l’équivalent de Morsi, au pouvoir fragile et confronté à une crise
économique qu’il était incapable de régler. Erdogan est au pouvoir
depuis 2002, son pouvoir a un ancrage solide dans l’Etat. Si une
comparaison devait être faite, en Turquie Erdogan est l’équivalent, dans
une certaine mesure, d'une combinaison de Morsi et de Sissi].
Une grande partie de ceux qui sont descendus dans la rue l’ont fait
pour défendre un régime lui-même en voie de mutation fascisante et non
pour « la démocratie » même si bien sûr les dirigeants de l’AKP et leur
opposition nationaliste se parent de vertu démocratique. Ces foules
applaudissent –ou du moins sont insensibles- aux attentats et la
répression visant l’opposition démocratique et de gauche, au lynchage de
kurdes, à la destruction de communes au Kurdistan par le régime… La
base Erdoganiste de l’AKP a également soutenu le coup d’Etat civil et
victorieux celui-là organisé par le régime qui a changé la constitution
afin d’organiser une levée « temporaire » de l’immunité des députés, une
opération visant les députés du HDP actuellement poursuivis en justice.
Les députés de l’AKP ont été politiquement soutenus par
« l’opposition » nationaliste (ultranationalistes du MHP et
étatiste-pseudo-gauche du CHP). Ils ont réalisé cela en attaquant
physiquement à trois reprises les députés du HDP… pour ensuite se draper
dans « la démocratie » dans la nuit de 15 au 16 juillet. Les explosions
entendues alors que ces députés communiquaient vers l’extérieur par
téléphone portable rendaient la scène télégénique mais d’un point de vue
politique global, le caractère dramatique de la situation était
illusoire : à ce moment-là le coup d’Etat avait déjà échoué.
Il est notable que la police ait globalement suffi pour contenir la
tentative et il est prévisible que l’armée sera encore plus domestiquée
désormais, sa hiérarchie n’a joué aucun rôle... si ce n’est être pris en
otage puis désavouer la tentative.
Strictement rien de bon ne pouvait venir de ce coup d’Etat, au
contraire, mais l’existence même de cette tentative (même en ayant
échoué) annonce une période de ténèbres pour la Turquie. L’autoritarisme
tendant vers une mutation fascisante du régime va s’accélérer en
s’appuyant sur cette tentative pour se légitimer et attaquer férocement
toute véritable opposition sociale démocratique. La base violente
pratiquant l’égorgement de soldats putschistes s’étant rendus va être
canalisé contre l’opposition démocratique. Il n’est d’ailleurs pas un
hasard que certains dirigeants de l’AKP aient utilisés le terme de
çapulcu (maraudeur) pour désigner les auteurs de la tentative alors
qu’il s’agissait du vocable employé par Erdogan contre les manifestants
de Gezi (qui se l’étaient approprié). Il n’est pas non plus étonnant
qu’un des éditocrates conservateurs les plus en vue aient immédiatement
accusé la tentative de « faire le jeu du PKK ». Le grand amalgame
légitimant les offensives antidémocratiques trouve là une base sur
laquelle prospérer.
Le seul vainqueur de cette farce est Erdogan et des temps sombres
attendent les droits démocratiques en Turquie, les Kurdes et nos
camarades en particulier.
Emre Öngün
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire